L’ADHOCRATIE : UN MODÈLE ORGANISATIONNEL INNOVANT

L’adhocratie est un modèle organisationnel caractérisé par sa grande flexibilité et son absence de rigidité bureaucratique. Le terme a été popularisé dans les années 1970 par le futurologue Alvin Toffler, qui l’emploie dans Future Shock pour décrire une forme d’organisation adaptative et non traditionnelle. Contrairement à la bureaucratie classique, une adhocratie repose sur des structures informelles et ad hoc plutôt que sur des règles fixes et une hiérarchie stricte. Ce concept a émergé dans un contexte de turbulences croissantes de l’environnement socio-économique, marqué par des évolutions technologiques rapides et la nécessité pour les entreprises d’innover constamment. De nos jours, il suscite un intérêt croissant car il est considéré comme l’un des modes de gestion les plus adaptés au monde contemporain en perpétuelle mutation. Les organisations qui réussissent le mieux seraient ainsi celles capables de s’ajuster et de se réinventer en continu – une philosophie au cœur même de l’adhocratie.

1. Description de la structure adhocratique
1.1 Principes et caractéristiques

L’adhocratie se définit avant tout par une organisation flexible et orientée vers l’action. Elle est conçue pour s’adapter rapidement aux besoins et contraintes des tâches à accomplir, en particulier lorsque celles-ci sont complexes et évoluent dans des environnements dynamiques. Concrètement, l’entreprise adhocratique privilégie un fonctionnement par projets: elle mobilise des compétences pluridisciplinaires et transversales au sein d’équipes formées spécifiquement pour résoudre un problème, améliorer un processus ou développer un nouveau produit. Ces équipes sont généralement temporaires et se dissolvent une fois leur mission terminée, ce qui permet à l’organisation de se reconfigurer en permanence en fonction des enjeux du moment.

Une caractéristique centrale de l’adhocratie est l’absence de hiérarchie rigide. La structure y est souvent très plate, avec une prise de décision décentralisée et fondée sur l’expertise plutôt que sur la position hiérarchique. Les membres de l’organisation jouissent d’une large autonomie par rapport aux procédures et aux règles formelles. Le mécanisme principal de coordination n’est plus la supervision directe ou la standardisation des processus comme dans les bureaucraties, mais l’ajustement mutuel. Autrement dit, la coordination se fait de manière informelle par la communication directe et la coopération entre individus, plutôt que par le biais de la chaîne hiérarchique. Au sein d’une équipe adhocratique, chacun échange en temps réel avec ses collègues pour synchroniser les actions et décider des meilleures façons de progresser, ce qui confère à ce mode de fonctionnement une grande souplesse.

En adhocratie, les rôles ne sont pas figés par des descriptions de poste strictes : ils peuvent évoluer en fonction du projet et des talents de chacun. L’ordre social dans l’entreprise ne repose plus sur la seule obéissance à des règles formelles, mais sur un consensus émergent du dialogue auquel tous les membres peuvent participer. Les décisions sont prises de manière collective et participative par des individus proches du terrain, informés des objectifs stratégiques, et investis d’une part de responsabilité pour les atteindre. Plutôt que d’appliquer des procédures standard, les collaborateurs s’appuient sur des principes d’action partagés et font preuve d’initiative. L’information circule librement et de façon décloisonnée, favorisant une grande réactivité. Ainsi, l’adhocratie fonctionne « en dehors de la bureaucratie qui étouffe souvent l’initiative », misant sur la spontanéité et l’innovation comme modes de résolution des problèmes.

1.2 Avantages et forces de l’adhocratie

Le premier avantage majeur de l’adhocratie est son agilité. Grâce à sa structure légère et adaptable, une organisation adhocratique peut se reconfigurer rapidement face aux changements de son environnement. Elle est capable de naviguer avec beaucoup plus d’aisance et de résilience dans l’incertitude, là où une entreprise traditionnelle serait freinée par ses procédures. En supprimant les lourdeurs administratives et les échelons intermédiaires, l’adhocratie réduit le temps de réaction et permet de prendre des décisions rapides au plus près du terrain. Cette réactivité accrue est précieuse pour saisir des opportunités émergentes ou faire face à des menaces soudaines. Dans un contexte économique volatil, disposer d’équipes autonomes pouvant s’ajuster « vite, dans la fluidité » constitue un atout concurrentiel décisif.

Ensuite, l’adhocratie favorise l’innovation et l’expérimentation. En libérant l’organisation des règles strictes et du contrôle excessif, elle crée un environnement où les équipes sont encouragées à tester des idées nouvelles et à sortir des sentiers battus. Le pouvoir d’innover n’est pas confiné dans les mains d’une direction unique ; au contraire, l’adhocratie cherche à éviter qu’il ne soit trop concentré, de manière à ce que l’ensemble des collaborateurs contribue à la créativité de l’entreprise. Chacun, à son niveau, est incité à proposer des solutions originales aux problèmes rencontrés. Cette culture de l’expérimentation conduit souvent à des avancées notables – de nombreuses entreprises très innovantes (startups technologiques, entreprises de la Silicon Valley, etc.) adoptent d’ailleurs des principes adhocratiques pour garder une longueur d’avance sur la concurrence. Des exemples emblématiques tels que Google (avec son fameux temps libre accordé aux employés pour des projets personnels innovants) illustrent comment une culture adhocratique peut engendrer des produits révolutionnaires. En somme, en privilégiant la créativité, la prise de risque réfléchie et l’ouverture au changement, les adhocraties créent un terreau fertile à l’innovation continue.

Ce mode de fonctionnement apporte également une responsabilisation et une motivation accrues des employés. En adhocratie, les individus ont plus d’autonomie et de latitude dans leur travail, ce qui rejoint les besoins d’accomplissement et de reconnaissance des employés. Le fait d’être acteur des décisions (plutôt que simple exécutant) renforce l’engagement: on constate souvent une motivation intrinsèque élevée chez les membres d’équipes adhocratiques, car ils voient directement l’impact de leurs contributions. Selon la théorie Y de McGregor (voir section 2.1), les individus sont naturellement motivés et recherchent les responsabilités – un postulat pleinement exploité dans l’adhocratie où chacun se sent investi d’une mission significative. Par ailleurs, en misant sur la confiance et la collaboration plutôt que le contrôle, l’adhocratie peut améliorer le climat de travail et la satisfaction des employés. Les études de Mayo sur les relations humaines ont déjà montré qu’accorder de l’attention aux travailleurs et valoriser leurs interactions sociales peut accroître leur motivation et leur productivité. On peut donc s’attendre à ce que l’adhocratie, en mettant l’accent sur les échanges et la participation, crée un environnement où les employés se sentent valorisés, ce qui alimente un cercle vertueux de performance.

Enfin, l’adhocratie permet souvent d’optimiser la relation client grâce à des équipes autonomes dédiées. Étant organisées par projet ou par mission, les équipes adhocratiques peuvent se concentrer sur des besoins clients spécifiques et y répondre de manière sur-mesure, sans devoir remonter systématiquement la chaîne hiérarchique pour obtenir des autorisations. Cette proximité avec le client, couplée à la réactivité, améliore la qualité du service ou du produit délivré. Par exemple, dans une adhocratie d’exploitation (selon la typologie de Mintzberg), des équipes sont directement au contact des clients pour élaborer des solutions adaptées, comme on le voit dans certains cabinets de conseil ou agences créatives. De plus, la flexibilité de la structure permet d’adapter l’organisation en fonction de la clientèle ou du marché local – un avantage souligné même dans de grandes entreprises françaises qui expérimentent ce modèle pour personnaliser leur approche selon les pays et les segments de clients. En somme, en rapprochant la prise de décision de la réalité du client, l’adhocratie augmente la capacité de l’organisation à satisfaire rapidement les attentes de celui-ci et à entretenir une relation de confiance sur le long terme.

1.3 Inconvénients et faiblesses de l’adhocratie

Malgré ses atouts, l’adhocratie présente aussi des faiblesses potentielles qu’il convient de gérer. En premier lieu, l’extrême flexibilité et le manque de structure formelle peuvent entraîner un flou dans les rôles et responsabilités. En l’absence de définitions claires de qui fait quoi, certaines équipes ou certains membres peuvent se sentir perdus quant à leurs attributions. Ce risque de confusion peut nuire à l’efficacité si des tâches tombent dans les interstices ou si, au contraire, elles sont dupliquées faute de coordination explicite. Tous les employés ne sont pas à l’aise dans un environnement aussi peu structuré, et certains peuvent éprouver de l’incertitude ou du stress face au flou organisationnel. Une adhocratie mal encadrée pourrait alors voir émerger des tensions internes liées à des malentendus sur les responsabilités de chacun.

De plus, la liberté laissée aux équipes peut rendre la cohérence stratégique plus difficile à maintenir. À force d’initiatives locales et de projets menés de manière indépendante, l’organisation pourrait s’éparpiller ou perdre de vue ses objectifs globaux. Les dirigeants doivent trouver un équilibre délicat entre, d’une part, encourager la créativité et l’expérimentation à tous les niveaux, et d’autre part, assurer le pilotage global et la convergence vers une vision commune. Sans cadre directeur, l’adhocratie risque de dériver en une collection de projets disjoints. Par ailleurs, l’absence de contrôles formels peut poser un problème de responsabilisation (accountability): quand tout le monde est autonome, qui est comptable des résultats en cas d’échec ? Comme il n’existe pas de hiérarchie stricte pour trancher, il peut être difficile de désigner clairement un responsable, ce qui peut nuire au suivi des performances et à la prise de décisions difficiles. Un fonctionnement entièrement adhocratique peut même virer au chaos si aucune règle n’est établie – certaines adhocraties tombent dans la désorganisation, entraînant des inefficacités et des pertes de temps ou de ressources. En somme, sans garde-fous, la souplesse extrême de l’adhocratie peut devenir un handicap, surtout à grande échelle.

Par ailleurs, réussir l’adhocratie requiert une forte culture d’entreprise pour compenser l’absence de hiérarchie formelle. Il faut que les membres partagent des valeurs, des principes et une compréhension commune des objectifs, afin que la discipline collective émane de l’intérieur plutôt que d’être imposée par des règles. Tout le monde doit adhérer aux principes d’autonomie et de collaboration, sans quoi la confiance peut s’éroder. Cette exigence culturelle peut représenter un défi, notamment pour des organisations habituées de longue date à un management pyramidal. On observe d’ailleurs parfois une résistance au changement de la part de certains employés ou managers qui sont déstabilisés par la perte de repères traditionnels. Passer d’un fonctionnement bureaucratique (avec ses grades, ses titres, ses procédures rassurantes) à une adhocratie peut générer des peurs: peur du décloisonnement, crainte de perdre son statut ou son zone de confort. La réussite d’une transition vers l’adhocratie dépendra alors de la capacité de l’entreprise à accompagner ce changement culturel.

Solutions possibles: Pour atténuer ces inconvénients, plusieurs leviers peuvent être mis en place. D’abord, l’entreprise peut instaurer des structures de soutien qui, sans recréer de la lourdeur, apportent un minimum de cadre. Par exemple, la mise en place de plateformes de gestion des connaissances et de processus de partage d’informations peut aider à garder tout le monde aligné et informé, malgré la décentralisation. Des instances de régulation transversales (comités de pilotage de projets, coordinations inter-équipes) peuvent également jouer un rôle de filet de sécurité stratégique, en veillant à la cohérence d’ensemble sans micro-manager les équipes. En outre, investir dans la formation continue des employés est crucial pour développer les compétences d’auto-organisation, de communication et de leadership réparti nécessaires en adhocratie. La formation peut aider chacun à mieux gérer l’autonomie, à clarifier les rôles au sein d’une équipe agile et à adopter les outils collaboratifs adaptés. Enfin, il est souvent recommandé de ne pas basculer du jour au lendemain dans une adhocratie totale, mais d’avancer par étapes et en mode hybride. Par exemple, dans les grandes organisations, on peut décentraliser en sous-équipes autonomes tout en conservant une colonne vertébrale stratégique minimale. L’idée n’est pas d’abolir toute structure, mais d’intégrer progressivement plus de créativité et de flexibilité dans le cadre existant. Ce genre d’approche graduelle permet de préserver certains repères tout en habituant l’organisation à de nouvelles manières de fonctionner. Avec ces garde-fous, il est possible de profiter des bénéfices de l’adhocratie tout en en limitant les dérives.

1.4 Comparaison entre l’adhocratie aux États-Unis et en France

Le contexte culturel influe grandement sur l’adoption du modèle adhocratique. Aux États-Unis, terreau d’origine de nombreuses innovations managériales, la culture d’entreprise tend à favoriser l’expérimentation, l’innovation et l’esprit entrepreneurial. Comme le note une étude sur les entreprises californiennes, les organisations américaines ont un ADN très pragmatique, orienté vers les résultats, et montrent un engouement naturel pour tester de nouveaux modèles de management. On y valorise la débrouillardise, la prise d’initiative individuelle et le droit à l’erreur – autant de traits qui s’accordent bien avec une structure adhocratique. Il n’est donc pas surprenant que l’adhocratie ou des formes similaires (organisations plates, modes projets, start-up culture) se soient développées rapidement aux États-Unis, particulièrement dans le secteur technologique. L’environnement américain, relativement tolérant à l’incertitude et à la remise en cause des traditions, a fourni un terrain fertile pour ces organisations « hors normes ». De plus, le cadre législatif américain, plus souple en termes de droit du travail et de gouvernance, a pu faciliter l’émergence d’entreprises aux structures originales.

En France, en revanche, le tissu économique et culturel est historiquement plus attaché aux structures hiérarchiques et à la planification formelle. La culture d’entreprise française valorise la clarté des rôles, la centralisation de la décision et une certaine stabilité. Dans beaucoup d’organisations françaises traditionnelles, la hiérarchie joue un rôle de premier plan : le pouvoir décisionnel est concentré entre les mains des dirigeants, et les subordonnés suivent des instructions relativement formalisées. Cette approche, héritée en partie d’une administration centralisée et du modèle militaire napoléonien, implique un respect marqué de la chaîne de commande et des procédures établies. Innover en matière d’organisation y est donc plus délicat, car cela heurte parfois des normes culturelles bien ancrées. Par exemple, un manager français peut hésiter à abandonner les attributs de son statut (titre, bureau, privilèges) pour se fondre dans une équipe auto-gérée. De même, les employés, habitués à un encadrement clair, peuvent être déroutés si on les plonge soudainement dans une adhocratie sans accompagnement. En outre, le cadre légal et réglementaire français (droit du travail protecteur, instances représentatives du personnel, etc.) suppose souvent l’existence de niveaux hiérarchiques définis et de processus consultatifs, ce qui peut contraindre les possibilités d’une transformation radicale de la structure.

Pour autant, l’adhocratie peut s’adapter au contexte français, moyennant certaines précautions. D’abord, on constate que des notions voisines, telles que la décentralisation, l’intrapreneuriat ou les organisations en « mode start-up », gagnent du terrain en France et sont expérimentées par de grands groupes pionniers (par exemple le groupe Vinci, qui a testé une organisation en mode cellulaire). Souvent, ces entreprises n’emploient pas explicitement le mot adhocratie, mais en appliquent les principes sous une forme hybride. L’expérience montre que ce modèle, lorsqu’il est bien piloté, permet de rester agile et flexible quelle que soit la taille de l’entreprise. La clé de succès réside dans l’accompagnement du changement: il faut préparer les esprits, former les équipes aux nouvelles méthodes de travail collaboratives, et peut-être commencer par déployer l’adhocratie dans des unités pilotes avant de l’étendre. Les experts recommandent également de définir un cadre clair (objectifs, valeurs, périmètres de décision) pour canaliser l’autonomie de chacun. En d’autres termes, la France pourrait adopter une adhocratie organisée – une sorte de compromis où l’on conserve un minimum de structure (ne serait-ce que pour respecter certaines obligations légales ou conventionnelles), tout en libérant le maximum d’initiatives au niveau local. Enfin, il importe de souligner que la jeune génération de travailleurs en France, plus accoutumée aux modes collaboratifs et à la culture du numérique, est probablement plus réceptive à l’adhocratie que ne l’étaient leurs aînés. À terme, on peut donc s’attendre à voir se multiplier, y compris dans l’Hexagone, les organisations s’inspirant de ce modèle orienté vers la flexibilité, l’innovation et la transversalité.

2. Fondements théoriques de l’adhocratie
2.1 Vision de l’individu selon McGregor et Mayo

Le modèle adhocratique repose implicitement sur une certaine conception de la nature humaine au travail, une vision largement optimiste et confiance dans l’individu. Cette perspective est cohérente avec la Théorie Y de Douglas McGregor. Selon McGregor, qui oppose la théorie X et la théorie Y, la théorie Y postule que l’individu est naturellement motivé, qu’il aime s’accomplir dans son travail, recherche les responsabilités et peut s’auto-diriger dès lors qu’il adhère aux objectifs de l’organisation . En d’autres termes, les employés ne sont pas paresseux par nature (contrairement à ce que suggère la théorie X plus pessimiste), mais au contraire créatifs et impliqués s’ils évoluent dans un environnement propice. Une adhocratie embrasse clairement cette vision: en donnant de l’autonomie aux membres et en les invitant à prendre des initiatives, elle part du principe qu’ils vont s’auto-motiver et faire preuve de responsabilité (plutôt que d’abuser de la liberté). McGregor indiquait que, sous Théorie Y, le rôle du management est de soutenir et encourager plutôt que de contraindre. C’est exactement le rôle d’un leader adhocratique, qui fonctionne davantage comme un facilitateur ou un coach que comme un contrôleur autoritaire. On voit donc une filiation directe entre la philosophie de McGregor et les principes de l’adhocratie: la confiance a priori dans le salarié, la conviction qu’il peut s’auto-organiser efficacement, et la volonté de satisfaire ses besoins supérieurs (accomplissement, estime) pour en tirer le meilleur.

Dans le même esprit, les enseignements d’Elton Mayo et de l’École des Relations Humaines viennent appuyer le fondement humain de l’adhocratie. Mayo, à travers les fameuses expériences de Hawthorne (années 1920-30), a mis en évidence l’importance des facteurs sociaux et du bien-être dans la motivation des travailleurs. Il a montré que le simple fait de porter attention aux employés – s’enquérir de leurs conditions, les impliquer dans une expérimentation – pouvait accroître leur motivation et leur productivité, indépendamment des conditions matérielles de travail. De plus, la cohésion du groupe et les relations interpersonnelles se sont révélées déterminantes: les ouvrières isolées en petit groupe dans l’expérience ont développé des liens de solidarité et d’entraide qui ont positivement influé sur le rendement. En adhocratie, où le travail se fait en équipes autonomes et où la communication est omniprésente, on rejoint cette idée que le lien social et la reconnaissance mutuelle stimulent l’engagement. La dimension informelle de l’adhocratie (ajustement mutuel) fait également écho à la notion de « système informel » chez Mayo, c’est-à-dire ces interactions non officielles mais cruciales entre collègues. Par ailleurs, Mayo a suggéré de repenser le rôle du manager: plutôt qu’un chef autoritaire, il devient un animateur, un conseiller proche de son équipe, à l’écoute des besoins humains. Cette évolution préfigure clairement le style de leadership prôné en adhocratie. Ainsi, McGregor et Mayo, chacun à leur manière, ont promu une vision positive de l’individu au travail – responsable, sociable, motivé par autre chose que le seul salaire – qui constitue le socle anthropologique sur lequel l’adhocratie bâtit son fonctionnement.

2.2 Style de leadership selon Lewin et Likert

La structure adhocratique requiert un leadership particulier, fondé sur la participation et la flexibilité, bien éloigné du commandement autoritaire. Sur ce point, les travaux de Kurt Lewin et de Rensis Likert offrent des repères théoriques qui éclairent le style de leadership à privilégier. Kurt Lewin, dans les années 1930, a mené des expériences pionnières sur l’efficacité des groupes en fonction du style de leadership exercé. Il a défini trois styles principaux: le leadership autoritaire, le leadership démocratique et le leadership laissez-faire. Son expérimentation classique, menée auprès de groupes d’enfants, a montré que le style démocratique produisait les meilleurs résultats en termes d’atmosphère de groupe, de motivation et de qualité du travail sur le long terme. En effet, sous un leader démocratique, les membres du groupe participent activement aux décisions, donnent leur avis et s’impliquent davantage, ce qui conduit à un travail plus créatif et à une adhésion supérieure aux objectifs. À l’inverse, un leadership autoritaire crée de la dépendance et de la passivité, tandis que le laissez-faire engendre souvent de la confusion. Lewin démontre la supériorité du leadership démocratique pour stimuler l’initiative et la coopération. On reconnaît là une pierre angulaire du fonctionnement adhocratique: le leader y est davantage un modérateur qu’un commandant, il sollicite les idées de l’équipe, favorise un climat où chacun ose s’exprimer, et tranche de façon collective. L’adhocratie nécessite donc des leaders démocratiques, capables de partager le pouvoir et de déléguer, tout en maintenant la cohésion du groupe.

Rensis Likert, pour sa part, a approfondi dans les années 1960 l’étude des styles de management en interrogeant des centaines de managers sur leurs pratiques. Il a identifié quatre systèmes de management allant du plus autoritaire au plus participatif: 1) le management autoritaire exploiteur, 2) le management autoritaire bienveillant (paternaliste), 3) le management consultatif, et 4) le management participatif (appelé aussi groupe participatif). Likert montre, chiffres à l’appui, que c’est le style participatif (n°4) qui s’avère le plus efficace, notamment dans des environnements dynamiques et complexes. Ce style se caractérise par une communication dans les deux sens, une grande confiance entre supérieurs et subordonnés, une implication des salariés dans la prise de décision et un travail d’équipe poussé. On est très proche des valeurs de l’adhocratie. En effet, le management participatif de Likert suppose que les salariés contribuent aux décisions qui les concernent, que les objectifs sont fixés en concertation, et que l’information circule librement à travers l’organisation – autant de principes qui définissent la coordination par ajustement mutuel. Likert insiste aussi sur le rôle du groupe de travail: selon lui, une unité de travail efficace est celle où règne un esprit de groupe, avec un supervision qui se fait davantage par les pairs (pression du groupe) que par la hiérarchie. Dans une adhocratie, où les équipes sont autonomes, on retrouve ce mécanisme d’auto-régulation par le groupe. Chaque projet adhocratique peut être vu comme un « groupe participatif » au sens de Likert, avec un leader de projet qui joue le rôle d’animateur plutôt que de chef autoritaire. En résumé, les théories de Lewin et Likert convergent pour recommander un leadership démocratique et participatif, condition presque indispensable pour que l’adhocratie fonctionne. Sans un tel style de leadership, qui laisse la place à l’initiative et à la responsabilisation, il serait difficile pour une organisation adhocratique de conserver sa cohésion et son efficacité dans la liberté.

2.3 Facteurs de satisfaction et d’insatisfaction selon Herzberg

L’adhocratie peut également être analysée à la lumière de la théorie des deux facteurs de Frederick Herzberg (1959). Cette théorie, issue d’enquêtes auprès de salariés sur ce qui les rendait satisfaits ou insatisfaits, distingue deux catégories de facteurs influençant la motivation au travail: les facteurs d’hygiène (ou facteurs d’insatisfaction) et les facteurs de motivation (ou facteurs de satisfaction). Les facteurs d’insatisfaction sont liés au contexte du travail – ce sont des facteurs extrinsèques: par exemple le salaire, les conditions de travail, la sécurité de l’emploi, le statut ou la politique de l’entreprise. Leur absence ou leur dégradation provoque du mécontentement, mais leur amélioration n’entraîne pas nécessairement de motivation additionnelle, elle fait juste disparaître le mal-être. À l’inverse, les facteurs de satisfaction relèvent du contenu même du travail et sont intrinsèques: Herzberg identifie notamment l’intérêt des missions, la reconnaissance, le niveau de responsabilité confiée et les opportunités de développement personnel comme des sources essentielles de satisfaction durable. Pour motiver un employé, il faut donc agir sur ces leviers internes (enrichir le travail, donner des responsabilités, reconnaître les accomplissements), plutôt que seulement sur le salaire ou les avantages matériels.

Si l’on projette cette théorie sur le modèle adhocratique, on constate que l’adhocratie offre justement un terrain favorable aux facteurs de satisfaction de Herzberg. En effet, dans une adhocratie, le travail est typiquement riche en intérêt (projets variés, problèmes à résoudre, créativité) et l’employé jouit d’une autonomie importante dans l’organisation de ses tâches – ce qui correspond aux facteurs « intérêt du travail » et « responsabilité » identifiés par Herzberg. De plus, la culture adhocratique valorise la réalisation et l’innovation, ce qui s’accompagne souvent de reconnaissance accordée aux contributions individuelles (par exemple, lorsqu’une idée proposée par un employé aboutit à un succès, elle sera mise en avant). On peut donc s’attendre à ce que les membres d’une organisation adhocratique trouvent dans leur environnement de nombreux motivateurs intrinsèques: défi intellectuel, sentiment d’accomplir quelque chose d’important, autonomie décisionnelle, etc. Ces éléments ont de fortes chances de nourrir leur satisfaction au travail et donc leur motivation à long terme.

Cependant, la théorie de Herzberg nous rappelle qu’il ne faut pas négliger les facteurs d’hygiène pour autant. Or, une adhocratie, par sa nature, peut présenter certains aspects qui deviennent des sources d’insatisfaction si on n’y prend garde. Par exemple, le manque de structure claire – pourtant assumé comme principe de l’adhocratie – peut perturber certains employés et générer un sentiment d’insécurité ou d’injustice. L’absence de règles établies peut faire craindre l’arbitraire ou la surcharge de travail pour ceux qui sont les plus sollicités. De même, le fait de naviguer en permanence dans l’inconnu, sans lignes directrices fixes, peut finir par fatiguer certains individus et créer des tensions internes (frictions entre membres, stress lié à l’urgence constante). Ces éléments négatifs viennent impacter le « climat d’hygiène » de l’organisation: si un collaborateur a le sentiment de ne plus avoir aucun repère stable, ou de devoir constamment se battre pour des ressources ou de la reconnaissance, son mécontentement va croître. On rejoint ici les limites évoquées plus haut (section 1.3) sur la confusion des rôles et le risque de chaos, qui peuvent être démotivants. En termes de Herzberg, on pourrait dire que l’adhocratie maximise les facteurs motivateurs (autonomie, réalisation…) mais qu’elle doit veiller à ne pas trop dégrader certains facteurs d’hygiène comme la clarté de l’organisation, l’équité dans le partage des responsabilités, ou un minimum de stabilité dans les conditions de travail. Si ces bases contextuelles ne sont pas assurées, il y a un risque de voir apparaître de l’insatisfaction malgré l’intérêt du travail. En pratique, cela signifie que les organisations adhocratiques doivent consacrer de l’attention au suivi des collaborateurs: par exemple, s’assurer que personne ne souffre d’une charge de travail excessive ou d’un manque de feedback, clarifier autant que possible les objectifs et périmètres de chacun au début d’un projet, et maintenir un environnement de travail matériel satisfaisant (outils collaboratifs performants, espaces de travail conviviaux, etc.). Avec ces précautions, l’adhocratie peut pleinement réaliser sa promesse de combiner haute motivation et performance, conformément aux enseignements d’Herzberg.

2.4 Conduite du changement selon Lewin

Instaurer une adhocratie dans une organisation traditionnelle revient à opérer un changement profond de culture et de structure. À ce titre, les travaux de Kurt Lewin sur la dynamique du changement offrent un cadre utile pour comprendre comment mener cette transformation et surmonter les résistances. Lewin conceptualise le changement comme un champ de forces opposées. D’un côté, il y a les forces motrices – celles qui poussent au changement (par exemple, le besoin d’innovation, la pression concurrentielle, l’insatisfaction vis-à-vis de l’ancien mode de fonctionnement). De l’autre, on trouve les forces résistantes – celles qui freinent le changement (les habitudes ancrées, la peur de l’inconnu, la perte de pouvoir pour certains acteurs, etc.). Pour que le changement aboutisse, il faut donc soit renforcer les forces favorables, soit diminuer l’intensité des forces défavorables – ou les deux à la fois. Appliqué au passage à l’adhocratie, cela signifie qu’il faut simultanément amplifier les motivations au changement (par ex. démontrer les bénéfices attendus en termes de réactivité, d’innovation et de bien-être) et lever les obstacles psychologiques ou organisationnels (par ex. rassurer sur le fait que l’absence de hiérarchie ne signifie pas anarchie, offrir des formations pour acquérir les nouvelles compétences collaboratives, etc.).

Lewin propose un modèle en trois étapes pour conduire le changement de façon efficace: la décristallisation, le déplacement et la recristallisation. La première étape, la décristallisation (unfreezing en anglais, parfois traduite par « dégel »), consiste à briser l’état d’équilibre actuel. Il s’agit de préparer le terrain en remettant en cause les anciennes habitudes et en créant une prise de conscience de la nécessité du changement. Concrètement, c’est durant cette phase que l’on va communiquer sur les insuffisances du modèle en place (par exemple, montrer en quoi la lourdeur bureaucratique actuelle pénalise l’entreprise), susciter une certaine insatisfaction constructive ou un désir de changement chez les employés. On cherche à décoller les gens de leurs routines confortables. Lewin note qu’il faut aussi fournir une sécurité psychologique durant ce dégel: les individus doivent se sentir accompagnés et non abandonnés pendant qu’on bouscule leurs repères. Dans le cas de la transition vers l’adhocratie, cette phase pourrait impliquer des groupes de discussion, des pilotes, où l’on invite chacun à exprimer ses craintes et ses attentes, tout en montrant progressivement comment l’organisation pourrait fonctionner autrement.

La deuxième étape, le déplacement (ou moving, phase de transition), est celle où l’on met en œuvre le changement lui-même. Les acteurs commencent à expérimenter de nouveaux comportements et de nouvelles pratiques. C’est la phase d’apprentissage: on teste l’adhocratie à petite échelle, on ajuste, on identifie ce qui marche et ce qui doit être corrigé. Psychologiquement, cela passe par un processus d’identification à de nouveaux modèles et d’intériorisation progressive des comportements adhocratiques. Par exemple, les managers traditionnels apprennent à déléguer et à animer plutôt qu’à commander ; les employés apprennent à prendre des décisions en groupe, à communiquer de manière plus transparente, etc. Il peut y avoir des allers-retours, des résistances résiduelles, mais c’est un moment où l’innovation managériale bat son plein. Durant cette étape, le soutien du groupe est crucial – Lewin a montré le rôle clé des dynamiques de groupe dans l’acceptation d’un nouveau mode de fonctionnement. Ainsi, encourager l’entraide, célébrer les petites victoires collectives, et éventuellement s’appuyer sur des agents du changement (des personnes influentes dans l’organisation qui portent le message adhocratique) peut accélérer le mouvement.

Enfin vient la recristallisation (refreezing ou « recongélation »), qui vise à stabiliser le changement et à l’ancrer dans la durée. Une fois que l’adhocratie a été déployée avec succès sur un périmètre significatif, il faut faire en sorte que le nouvel état d’équilibre perdure. Cela passe par la formalisation de nouvelles normes et procédures (paradoxalement, même l’adhocratie a besoin à terme de certaines routines adhocratiques, par exemple des rituels de réunion, des outils de partage, etc.), et par l’intégration des nouveaux comportements dans la culture d’entreprise. En d’autres termes, on veille à ce que l’organisation ne « rechute » pas dans ses anciens travers bureaucratiques une fois la phase d’enthousiasme initiale passée. On peut par exemple ajuster les systèmes de récompense pour valoriser la collaboration et l’initiative, modifier les fiches de poste pour entériner le rôle plus transversal de chacun, et raconter de nouvelles « histoires d’entreprise » qui légitiment l’adhocratie (des succès obtenus grâce à la nouvelle structure, etc.). La recristallisation est réussie lorsque les nouvelles pratiques sont devenues la norme et que l’organisation fonctionne de manière fluide selon le modèle adhocratique, sans efforts conscients.

Il est important de noter, comme le faisait Lewin lui-même, que ce processus n’est pas nécessairement linéaire ou facile. Des résistances peuvent persister et il faut parfois les gérer sur le long terme. La théorie du champ de forces nous rappelle qu’il est souvent plus efficace de réduire les résistances que de seulement pousser les forces du changement. Dans le contexte de l’adhocratie, cela signifie travailler activement sur les éventuelles peurs des employés (perte de statut, crainte du conflit dans la prise de décision collective, etc.), en les traitant par de la formation, de l’écoute, et éventuellement en conservant certains repères rassurants. Par exemple, certaines entreprises ayant adopté une structure très plate ont tout de même maintenu des mentors ou des référents officiels pour que les nouveaux employés sachent à qui se confier, ou bien ont gardé une structure matricielle partielle pour suivre les carrières et les compétences. Autrement dit, l’accompagnement est capital: il s’agit de guider les individus à travers le dégel, la transition et la recongélation, de manière à ce qu’ils ne se sentent pas perdus. En retour, une fois la nouvelle culture en place, on observe généralement une organisation plus adaptable et ouverte aux changements continus – ce qui boucle la boucle, car l’adhocratie devient alors elle-même un facteur facilitant les changements futurs.

Conclusion

En synthèse, l’adhocratie apparaît comme un modèle organisationnel innovant offrant de nombreux avantages dans un monde incertain. Du côté de ses forces, elle apporte l’agilité, la créativité et la réactivité indispensables aux entreprises pour survivre et prospérer face à des environnements changeants. En cassant les silos et en libérant l’initiative, elle favorise un haut niveau d’innovation tout en redonnant du sens et de la motivation aux employés qui deviennent acteurs de la stratégie. Cependant, l’adhocratie n’est pas une panacée universelle : ses limites – risque de confusion, de chaos ou de dilution de la vision – nécessitent un pilotage vigilant. Sans un minimum de cohérence et une culture solide, elle peut échouer à tenir ses promesses. C’est pourquoi de nombreuses organisations optent pour des formes hybrides, mariant l’adhocratie à d’autres modes de coordination, afin de bénéficier de sa souplesse tout en gardant une ossature rassurante.

L’adhocratie n’en reste pas moins une source d’inspiration puissante pour repenser le management à l’ère moderne. Elle montre qu’il est possible de substituer à la bureaucratie traditionnelle des modes de fonctionnement plus organiques, centrés sur les personnes et non sur les procédures, sur l’apprentissage continu plutôt que la routine. Dans différents contextes organisationnels (entreprises technologiques, industries créatives, ONG, voire certaines agences gouvernementales innovantes), l’adhocratie a prouvé sa pertinence pour répondre à des problèmes complexes nécessitant transversalité et experimentation. Son adaptabilité lui permet d’être déclinée de diverses façons selon les cultures et les secteurs, ce qui laisse augurer de multiples évolutions futures. On parle par exemple d’holacratie dans certains cas (modèle cousin poussant encore plus loin l’auto-gestion), ou d’organisations apprenantes, etc., qui s’inscrivent dans la même mouvance d’ensemble.

En définitive, plus qu’une simple structure, l’adhocratie représente un changement de paradigme: passer d’une logique de contrôle à une logique de confiance, d’une optimisation de la stabilité à une optimisation du changement permanent. À l’heure où les entreprises doivent sans cesse se transformer, cette philosophie adhocratique offre une réponse possible à la quête d’agilité organisationnelle. Les enjeux futurs consisteront à apprendre à institutionnaliser l’éphémère, c’est-à-dire à gérer professionnellement ces organisations en mouvement perpétuel sans étouffer leur élan. Trouver le bon équilibre entre flexibilité et cadre, entre liberté et responsabilité, sera au cœur de la pérennisation du modèle adhocratique. Si cet équilibre est maîtrisé, l’adhocratie a toutes les chances de s’imposer comme un modèle incontournable de l’organisation du XXIe siècle, capable de relever les défis d’un monde toujours plus complexe et rapide.